Le pont de Québec : Témoin de l’Histoire et chef-d’œuvre d’ingénierie (VII) – La première tragédie

Par | 24 juillet 2023 |

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Le premier février 1906, Théodore Cooper, ingénieur consultant au projet du pont de Québec reçoit un rapport de l’inspecteur du matériel pour la Phoenix Bridge Co. lui révélant que le poids du métal placé dans la structure du pont dépasse largement le poids estimé initialement et qui a servi de base aux calculs. On constate une différence de 33 % entre le poids réel et les estimations. Pour cette raison, les contraintes réellement produites dans le pont sont de 7 à 10 % plus élevées que prévu. Cooper juge cependant que c’est quand même acceptable.

À ce moment, le bras d’ancrage sud, le poteau principal et deux sections du bras cantilever sud sont déjà fabriquées et six sections du bras d’ancrage sud sont même installées1.

La mise en place de l’acier sur la structure principale se déroule sans difficulté notable jusqu’en 1907. En juin de cette même année, alors que la construction du bras sud avance en porte-à-faux, commence déjà à se manifester des signes susceptibles d’éveiller des inquiétudes.


Photos d’ouvriers sur une immense pièce du pont. Source : BAnQ. Oeuvre qualifée comme Domaine Public au Canada. Notice P833,S3,D777.

Lorsque les travaux débutent au niveau de la travée centrale en juillet 1907, les problèmes sur la structure se multiplient. De nombreux échanges ont lieu entre l’ingénieur en chef à Québec et Théodore Cooper. Toutes ces discussions se prolongent pendant une grande partie du mois d’août. Finalement, tous les indices annonçant une difficulté grave sont rejetés par la Phoenix Bridge Co.

Chaque jour amène quand même de nouvelles difficultés et les distorsions dans la structure se généralisent.


Photos du levage de la travée centrale vers les bras catilever. Source : BAnQ. Oeuvre qualifée comme Domaine Public au Canada. Notice P833,S3,D777.

Le 29 août 1907 à 17h37 la structure sud du pont de Québec s’écrase dans les eaux du fleuve entraînant dans sa chute une centaine d’ouvriers. L’écroulement du pont de Québec se produit lorsque la marée était basse. Lorsque l’eau s’est mise à monter, plusieurs ouvriers sont morts noyés en raison de l’incapacité des sauveteurs à les sortir de l’étau dans lesquels ils étaient prisonniers2.

>> Pour en savoir plus sur la tragédie de 1907, je vous invite à consulter ces articles publiés en 2007 : Il y a 100 ans, le pont de Québec s’effondrait… Petite histoire d’une grande tragédie et également : L’ingénieur a fait fi des avertissements. <<

La Commission royale d’enquête
Le gouvernement fédéral de Sir Wilfrid laurier prend aussitôt des mesures pour mettre sur pied une commission royale d’enquête afin de déterminer les causes de l’effondrement de la structure du pont de Québec. La commission mandate trois ingénieurs éminents pour faire enquête et produire un rapport au gouverneur général Earl Grey. Cette commission est dirigée par M. Henry Holgate, ingénieur civil de Montréal, assisté du professeur Kerry, de l’Université McGill et du professeur Galbraith de l’Université de Toronto. La commission siège au palais de justice de Québec.

Après six mois de travail assidu, les commissaires terminent la rédaction de leur rapport le 20 février 1908. Sa publication a lieu le 10 mars de la même année. Selon ce que rappporte Michel L’Hébreux, l’avis général de plusieurs sur ce rapport c’est qu’il constitue un chef-d’oeuvre en son genre qui renferme des informations précieuses et présentées avec un grand souci de précision et de clarté par rapport aux événements étudiés3.

Les causes du désastre
Le rapport indique que l’effondrement du pont de Québec a résulté de la rupture des membranes inférieures de la travée d’ancrage près du pilier principal. La rupture de ces membrures était due à leur conception défectueuse et non à des conditions anormales de température ou à un accident. Selon les commissaires, il était normal que cela se produise dans le cours régulier de la construction.

Le plan des membrures qui se sont rompues avait été dessiné par l’ingénieur Szlapka, l’ingénieur dessinateur de la Phoenix Bridge Co. Il avait ensuite été examiné et officiellement approuvé par Théodore Cooper, ingénieur consultant de la Compagnie du pont de Québec.

Toujours selon les commissaires, la rupture ne peut être attribué directement à d’autres causes qu’a des erreurs de jugement de la part de ces deux ingénieurs. Leurs erreurs ont été causées soit par un défaut ordinaire de science professionnelle, soit par une négligence à remplir leurs devoirs ou simplement par un désir d’économiser. Il faut dire que la compétence de ces deux ingénieurs était mise à l’épreuve dans l’une des constructions les plus difficiles à réaliser et ils n’ont pas pu être à la hauteur de la situation.

Les commissaires ne considèrent pas non plus que les plans de cet ouvrage étaient satisfaisants puisque les efforts par pouce carré était trop élevé et même plus considérable que dans tout autre ouvrage de ce genre construit précédemment. Ces plans ont toujours été acceptés sans protestation par tous les ingénieurs engagés dans la construction, ce qui ne leur apparaît pas non plus comme une situation normale.

Les commissaires constate également qu’une grave erreur de calcul a été commise par les ingénieurs en sous évaluant le poids réel des composantes structurelles du pont. Ces données fausses ne furent pas révisées non plus par la suite, même si certaines demandes ont été faites en ce sens4.

Outre ces aspects de poids propres et de contraintes admissibles, une autre lacune considérable démontrée par la commission d’enquête résulte de la trop grande légèreté du système d’étrésillonnage des membrures en compression, système calculé selon les formules disponibles alors, mais sans mise à l’échelle pour tenir compte des très grandes compressions dans les membrures. C’est cette lacune qui devait devenir le tendon d’Achille du géant en construction.

La commission est d’avis qu’aucune action prise après le 27 août n’aurait pu éviter la chute du pont. Durant l’enquête, des témoins ont prouvé qu’aucun moyen provisoire tel que proposé par M. Cooper n’aurait pu arrêter le désastre. On serait peut-être parvenu à empêcher les membrures de plier, mais il serait survenu quelques accidents plus tard à la suite de la rupture des rivets ou de leur enlèvement.

Les commissaires poursuivent leur rapport en disant que la Phoenix Bridge Co. n’a pas montré une grande habileté dans le dessin des joints du pont et n’a peut-être pas non plus apporté le plus grand soin requis dans l’entreposage des pièces avant leur montage dans la structure.

En outre, on affirme que l’ingénieur Deans a manqué de jugement et de sens de responsabilité lorsqu’il ordonna la continuation des travaux au moment critique. Les incidents survenus au cours des deux ou trois jours qui ont précédé la catastrophe devaient rendre nécessaire sur les lieux la présence d’un ingénieur compétent et responsable5.

Le bilan de la tragédie
En plus des 60 pertes de vie, le bilan de cette tragédie s’est soldé par des pertes matérielles évaluées à environ 2 M$. Ces pertes ont été absorbées par le gouvernement du Canada qui avait garanti le projet. Comme il a été mentionné précédemment, la Compagnie du pont de Québec, ruinée, a été dissoute étant incapable de donner suite au projet.

La carrière de Théodore Cooper prit fin avec cette tragédie du pont de Québec. Rien dans ces antécédents ne pouvaient laisser penser que sa prestation se solderait par un si lamentable échec. On expliqua par son âge avancé et ses ennuis de santé le fait que son jugement technique avait perdu de sa fiabilité et qu’il avait pris des décisions correspondant à des risques inacceptables, tout en refusant que d’autres experts puissent en vérifier le bien-fondé. Cette oeuvre qui s’annonçait comme le couronnement d’une brillante carrière devint donc l’échec de sa vie.

À suivre…


1 : L’Hébreux, Michel (2001) Le Pont de Québec. Québec, Septentrion, page 48.
2 : L’Hébreux, Michel (2001) Le Pont de Québec. Québec, Septentrion, pages 51 & 56.
3 : L’Hébreux, Michel (2001) Le Pont de Québec. Québec, Septentrion, page 82.
4 : L’Hébreux, Michel (2001) Le Pont de Québec. Québec, Septentrion, page 83.
5 : L’Hébreux, Michel (2001) Le Pont de Québec. Québec, Septentrion, page 85.

Catégorie(s) : Histoire Urbaine,  Patrimoine,  Transports
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À propos de Pascal Petitclerc

Originaire du quartier Saint-Sauveur dans la basse-ville de Québec, Pascal a depuis longtemps été intéressé par l'urbanisme et l'aménagement du territoire. Il a créé Lévis Urbain en 2003, en s'inspirant de Québec Urbain, pour palier à certaines lacunes de l’époque en ce qui a trait à l’information véhiculé sur l’urbanisme, le transport en commun, l’environnement, les projets immobiliers et commerciaux et l’aménagement du territoire dans les médias régionaux du Québec métropolitain.

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